Rue du Commerce- La maison des volubilis (20)
Simone Cros-Morea » lundi 19 septembre 2022 10:59
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Rue du Commerce-La maison des volubilis(20).
Trois jours ne s'étaient pas écoulés que la troupe de théâtre n'existait déjà plus! Il ne restait plus sur la table qu'une grande pile de manuscrits. La salle nous parut un peu plus vaste, un peu plus froide aussi.
"Ils sont déjà venus mais je leur ai dit qu'un endroit où tout le monde pouvait entrer et sortir à toute heure n'était pas sûr! Ces derniers temps, les Japonais ont arrêté beaucoup d'ouvriers dans la province. Si bien qu'une troupe comme la nôtre...Peu importe ce que nous sommes au juste, dans tous les cas, nous restons aux yeux des Japonais des éléments difficiles à contrôler..."
Quel intérêt tout cela avait-il à présent ? Nous fûmes donc obligés de dissoudre la troupe! Notre présence désormais n'étant plus indispensable, le coeur gros, nous nous levâmes décidés à quitter les lieux. Malgré tout, nous nous rassîmes pour manger les graines de melon que le corpulent ami de Langhua était allé acheter. Des bruits nous parvinrent de la cuisine. Il devait être l'heure de dîner. Immédiatement, nous nous levâmes prêts à partir.
"Vous êtes aussi venus pour dîner, n'est-ce pas ? Alors restez! Ne faites pas de manières !" nous dirent-ils.
"On vous remercie, c'est trop aimable à vous" En réalité, nous nous sentions franchement gênés! Sa femme, celle que j'avais qualifiée de "petite mongole" essaya de me barrer la route.
"Mais nous avons déjà mangé!" Trompant nos propres estomacs, nous nous précipitâmes vers la sortie. Nous nous sentions complètement vidés, dépossédés et marchions sans aucune énergie.
"C'est vraiment absurde! Dire que l'on a fait tous ces déplacements pour rien! Ca m'a donné mal à la tête!"
"Allez, dépêche-toi! Tu marches trop lentement!" me pressa Langhua.
Davantage que cette histoire de troupe de théâtre, ce qui me contrariait le plus c'était la faim, d'autant que je savais pertinemment qu'à la maison nous n'avions rien à nous mettre sous la dent.
Ne sachant où aller pour nous distraire, nous sommes par la suite retournés à plusieurs reprises chez ces gens-là. La quatrième fois, c'était justement la veille du jour de l'an. Le maître de maison nous avait invités à le célébrer avec lui. Le reste de nos nouvelles connaissances semblait heureux de nous accueillir. Quelqu'un s'exclama :
"La maison des volubilis compte à nouveau deux nouvelles plantes!"
Quelques-uns se mirent à rire sans raison. Que signifiait cette phrase ? Je ne me sentais pas en mesure de la comprendre.
"Cet été nous avons planté une profusion de fleurs de volubilis devant la fenêtre. Il y en avait tellement qui grimpait le long de la croisée que j'en suis venu à surnommer cet endroit 'la maison des volubilis'" nous expliqua en riant bruyamment le maître de maison.
Sa réflexion me parut saugrenue cependant je m'abstins de lui faire la moindre remarque, ne faisant pas encore partie du cercle des intimes.
Nous avions beau nous amuser et nous montrer enjoués, nous n'en demeurions pas moins chacun à notre place d'invités. La domestique sortit acheter des pignons, emmenant avec elle trois jiao. J'eus comme l'impression que cet argent m'appartenait et déplorai vivement l'usage qu'elle en ferait. Je faillis en trembler de contrariété. A mes yeux, c'était comme si elle allait le jeter par la fenêtre.
"Tout cela est superflu! A quoi bon manger ces pignons ? N'en prenez pas! On n'a pas besoin de se gaver de ces "fantaisies" mais à nouveau je me tus, consciente que le lieu était inapproprié pour me laisser aller à ce genre de réflexions. Pourtant le moment venu, je fis comme les autres, mais avec sûrement un tout autre état d'esprit. Si grignoter n'était pour eux qu'un moyen de tromper l'oisiveté, il s'agissait pour moi d'assouvir ma faim! C'est la raison pour laquelle je les avalais les unes après les autres sans seulement prendre le temps d'en savourer le goût.
Je ne fis part à Langhua de mes impressions qu'après être rentrés chez nous. Il m'avoua que de son côté il en avait avalé un nombre incalculable, considérant cela comme un repas.
Ainsi avions-nous ressenti les mêmes sensations, m'étonnai-je sur le moment. Mais après coup, il me sembla plutôt normal que la faim nous réunît.