Rue du Commerce-Les visiteurs (5)
Simone Cros-Morea » vendredi 24 février 2023 17:27
Français
On frappa à la porte. Un homme de forte corpulence, vêtu d’une longue tunique en soie, entra et dit qu'il venait dans l'intention de s'instruire. Cela me parut curieux d'autant plus qu'il devait avoir la quarantaine et se disait commerçant. Puis, il précisa qu'il désirait surtout étudier les oeuvres du philosophe Zhuang Zi*, ajoutant qu'il jugeait inutile de s'attarder sur les écrits en langue moderne puisqu'il les comprenait à la seule lecture.
J'étais perplexe quant à la façon dont Lang Hua allait s'y prendre. "Pas de problèmes, je peux vous aider" répondit celui-ci. Le gros bonhomme proposa de rédiger un article par semaine que Lang Hua corrigerait ensuite. Ce dernier accepta; en fait, quand il s'agissait de gagner quelque argent, rien ne l'arrêtait!.
Un autre matin, je vis arriver un jeune. En attendant Lang Hua, absent à ce moment-là, il s'assit sur le lit. Il avait l'aspect d'un tuberculeux.
Tout en jetant un coup d'oeil sur les vieux journaux éparpillés sur le matelas, il me demanda :
"Pour le cours d'arts martiaux annoncé sur la porte, c'est bien cinq yuan par mois, n'est-ce pas ? Me serait-il possible d'avoir une petite réduction ?"
"Vous verrez avec le professeur" répondis-je.
Malgré ses bonnes manières, je devinais qu'il s'ennuyait un peu. Dix bonnes minutes ainsi passèrent. Pourquoi Lang Hua ne revenait-il pas ? Je commençais à me faire du souci à son sujet. Plus qu'un apport financier, ces cours prenaient la tournure d'un véritable commerce dont nous n'arriverions jamais à bout si les clients repartaient sans avoir obtenu satisfaction, me dis-je.
"Restez encore un peu, il ne va pas tarder."
Finalement, il ne put attendre plus longtemps. Juste avant de sortir, il s'expliqua :
"J'ai la tuberculose et travaille depuis un an au magasin Da Luoxin. En ce moment, je ne vais pas très bien et mon médecin m'a recommandé de faire de l'exercice. J'ai dépensé un argent fou en médicaments que je ne peux même plus avaler! Au moins de faire du sport me fortifiera. C'est en lisant votre annonce hier dans le journal que j'ai appris qu'ici on donnait des cours d'arts martiaux. Quand le monsieur reviendra, dites-lui que j'aimerais qu'il baisse un peu ses prix."
Voilà comment à partir de cette annonce, j'ai reçu la visite d'un homme désireux de guérir, d'un autre voulant connaître l'oeuvre de Zhuang Zi et d'un dernier disposé à apprendre sous l'égide d'un professeur à marcher le long des gouttières et à voler sur les toits à la manière des légendaires guerriers.
Ce jour-là encore, Lang Hua était absent. D'ailleurs l'homme était reparti sans avoir pris la peine de s'asseoir un instant. Il avait regardé le matelas de paille, la couverture roulée à la tête du lit d'où s'échappaient des bouts de coton gris aux endroits usagés que j'avais envisagé de couper sans en avoir eu le temps. Il a aussi jeté un coup d'oeil sur mes chaussures trouées. Sa canne et ses yeux lançaient des éclairs. Son opinion était faite : ce professeur n'était autre qu'un miséreux.
Zhuang Zi est un philosophe du IV siècle av. J.-C., célèbre, en particulier, pour la fable du Papillon où l'auteur s'interroge sur la place du rêve ou de la réalité dans notre existence.