Rue du commerce-La faim(7)
Simone Cros-Morea » vendredi 28 avril 2023 09:24
Français
Bien que le couloir demeurât dans la pénombre, on avait déjà éteint les lampes. Il y régnait cette atmosphère diffuse que la nuit laisse derrière elle. Le garçon d'étage, le souffle bruyant, astiquait le plancher. Je n'avais pas prévu de me réveiller si tôt, mais maintenant que j'avais les yeux ouverts, je ne parvenais plus à me rendormir.
Seule brillait la lumière des toilettes de la même lueur blafarde que pendant la nuit. Si l'aube semblait tarder, les couronnes, elles, étaient déjà là! Et les bouteilles de lait, bien alignées, attendaient aussi à l'extérieur des chambres. Mes voisins n'avaient plus qu'à se lever pour pouvoir déjeuner à leur guise. C'était leur privilège, pas le mien. J'allumai la lumière. Lang Hua dormait paisiblement, sans que le moindre souffle de respiration ne l'agitât. Je prêtai l'oreille : personne ne passait dans le couloir et, sur les trois étages de l'établissement, tout le monde dormait. Cette paix aiguisa ma convoitise et, ce qui n'était au départ qu'une pensée, se transforma sans tarder en une obsession : "Vas-y, prends-les, c'est le moment, tant pis si c'est du vol, fais-le quand même!"
Je tournai lentement la clé dans la serrure sans la faire grincer une seule fois. La tête dans l'encadrement, je jetai un coup d'oeil en face, à droite puis à gauche, les couronnes étaient toujours à leur place. Il faisait quasiment jour! Les bouteilles de lait étaient d'une blancheur presque éblouissante et les couronnes paraissaient plus grosses que d'habitude. Finalement, je ne pris rien du tout. Le coeur bouillonnant, les oreilles en feu, je réalisai tout à coup que j'étais sur le point de commettre un larcin. Des paroles entendues, enfant, avaient subitement resurgi de ma mémoire : l'enfant qui vole des poires est la plus grande honte qui soit. Je demeurais un long moment clouée devant la porte close, semblable à ces figurines en papier découpé que l'on trouve collées sur les battants des portes. Les bruits de la rue, le pas des chevaux sur le pavé et le roulement des voitures ont certainement contribué à me faire reprendre mes esprits. Recroquevillée et tête baissée, je tâchai de me justifier :
"Ce n'est pas du vol quand la faim nous harcèle!"
Je rouvris la porte, cette fois, déterminée à passer à l'acte! Tant qu'à voler, volons! Même si ce ne sont que quelques couronnes, au moins, j'agirai pour les pauvres affamés que nous sommes lui et moi.
Ce fut un nouvel échec qui ne fut suivi par aucun autre.
Au dernier moment, le courage me manqua. Je me remis au lit, éteignis la lampe, poussai légèrement Lang Hua qui, malgré mes craintes, ne se réveilla pas. J'étais sûre qu'il aurait condamné mon action tout comme l'aurait fait ma mère si elle avait été là.
Le ciel blanchit, les clients se réveillèrent. Quand on donne des cours particuliers, à plus forte raison des cours d'arts martiaux, il est impératif de se rendre à son travail même si l'on manque d'argent pour se payer un petit-déjeuner. Il avala donc une tasse d'eau et s'en alla. Dans le couloir, les couronnes avaient disparues, englouties par les autres.
Il était midi et, depuis la veille, j'étais toujours à jeun. Mes membres étaient un peu ramollis et mon abdomen ressemblait à un ballon dégonflé dans lequel on donnerait des coups de pied.
La fenêtre, en forme de lucarne, était située tout en haut du mur. Je me hissai jusqu'au rebord, à moitié vêtue, m'exposant ainsi aux rayons de soleil. A mes pieds, s'étendait la ville avec ses rues toutes droites où les angles des grands bâtiments se mêlaient aux cheminées d'usines, pareilles à de gigantesques poteaux. Les artères, qui se croisaient d'est en ouest, étaient bordées d'arbres dénudés. Dans le ciel, les nuages blancs décrivaient toutes sortes d'arabesques. Le vent, qui s'était mis à souffler, ébouriffait ma chevelure et faisait voler les pans de mon vêtement. Les rues s'offraient à ma vue dans une configuration imprécise, avec d'indéfinissables couleurs. Le faîte des toits et la cime des arbres étaient saupoudrés d'une légère couche de givre et la ville entière scintillait sous les reflets du soleil, comme recouverte d'une fine pellicule argentée. Les pans de ma tunique claquaient au vent. J'avais froid et me sentais aussi seule que si je m'étais trouvée au sommet d'une montagne déserte. A présent, au lieu de la pellicule argentée, je ne voyais plus que des flocons de neige, des glaçons ou toute autre substance bien plus froide qui semblaient vouloir m'aspirer; On aurait dit que l'on venait de me plonger toute entière dans de l'eau glacée.
Je jetai une couverture sur mes épaules et me remis à la fenêtre ne laissant dépasser cette fois que le haut du buste. Une femme, tenant un enfant par la main et un tout petit lové au creux des rabats de sa robe, mendiait sur le seuil d'une pharmacie. Des clients ou passants, personne ne lui prêtait attention. A l'unanimité, ils paraissaient penser qu'elle n'aurait pas dû avoir d'enfant, que les pauvres en général ne devraient pas en avoir. De l'avis de certains, elle méritait même de mourir de faim.